Société

Une ode aux tables d’hôtes

29 mars 2019

© Allée du Kaai

A peine a-t-on franchi les portes de l’Allée du Kaai que l’on s’y sent immédiatement à l’aise. Cet ancien hangar, transformé en “zone d’action spontanée” par l’organisation Toestand[1], a maintenant des airs de foyer communautaire, voire de place du village. Ce lieu est le reflet de la créativité de ses habitant.e.s et contributeurs.trices de passage.

Les murs sont recouverts de fresques et collages colorés aux messages engagés, la décoration et le mobilier sont de récup’ et font de l’espace un endroit chaleureux et accueillant. Ce samedi-là il est possible d’apprendre le macramé pour qui veut se joindre à l’atelier, ouvert à tou.te.s et à prix libre. Quelques ados jouent au tennis de table, et à l’autre bout de la salle, on fête un anniversaire. Les mamans discutent autour des tables à tréteaux où sont encore disposés les gâteaux, une poignée de jeunes enfants court joyeusement dans tous les sens.

Au bout du hangar, une porte coulissante donne sur la cuisine communautaire. C'est ici, dans une pièce aux larges fenêtres donnant sur la salle de jeux, que nous avons aidé Jamal à préparer la “table d'hôte” de la semaine,  repas collectif à prix libre, préparé avec de la nourriture autrement destinée à la poubelle. Les produits sont récoltés directement chez les commerçant.e.s, très heureux.ses de ne pas avoir à jeter de la nourriture qui, difficilement vendable, reste parfaitement consommable. Les tables d'hôtes accueillent un public varié: nouveaux.elles venu.e.s ou habitué.e.s, jeunes ou moins jeunes... Toute personne est bienvenue, et chaque convive est invité.e à participer selon ses moyens.

“Le but, explique Jamal, c'est que les gens soient concernés par le gaspillage alimentaire, [qu'ils réalisent] que ce qu'ils mangent allait être jeté à la poubelle. Et nous, on le transforme en plat."

Jamal est marocain, il a rejoint le Collectactif en 2015 au moment où des milliers de personnes cherchent l'asile en Europe. À Bruxelles, beaucoup de demandeurs.ses d’asile échouent dans le parc Maximilien, en face de l'Office des Etrangers. Le camp se transforme en village de toile et de bois dans lequel les bénévoles, venu.e.s en masse, s'activent afin d'améliorer le quotidien des résident.e.s.Jamal entend l'appel diffusé dans les médias et réagit rapidement : “Un matin, on se réveille et le parc est plein de gens. […] Le lendemain, je me suis présenté là-bas et... je suis resté un mois et demi, sans sortir du parc !”.

Jamal se rend utile tout d’abord en servant d'interprète pour Médecins du Monde. Passionné de cuisine, il rejoint ensuite l'équipe de Collectactif qui lui propose d'aider à la préparation des repas. Un vrai défi, puisqu'il s'agit de nourrir plus de 2500 personnes par jour, trois fois par jour. Les réfugié.e.s ne sont d'ailleurs bientôt plus les seul.e.s à déguster les repas préparés par les bénévoles, et partagent leur table avec des sans-abri bruxellois.es. Dans la cuisine de Collectactif, les volontaires arrivent par dizaines, qui pour amener des légumes, qui pour donner un coup de main aux cuisines. D'autres encore apportent de larges marmites chargées de nourriture, prête à être servie. “Ça ne s'arrêtait pas, la cuisine était toujours ouverte. Il y avait à manger de 6 heures du matin jusqu'à minuit !”. Jamal est touché par cette entraide déployée par la population bruxelloise:

“Il y avait une solidarité de la part des gens... C'est la première fois que je vois cette solidarité en Belgique. […] C'était chouette, en fait, c'était une belle expérience. C'est une expérience que je peux garder toujours.”

Après le démantèlement du parc Maximilien, Jamal se rend à Calais pour aider dans la “Jungle”3. Pendant six mois il aide surtout comme interprète. Une intense et difficile expérience, après laquelle il décide de prendre du repos, avant de rejoindre à nouveau l'équipe de Collectactif qui s’est entretemps établie à l'Allée du Kaai.

Comme d'autres personnes très actives dans le lieu, Jamal habite à l’Allée du Kaai. La cuisine aux grands murs colorés est donc un peu la sienne. Il coupe les légumes comme personne et fait d'un cageot de pommes de terre et de quelques épices un plat savoureux. La cuisine, il l’a apprise avec sa mère, qui prépare les repas de mariage. Et désormais, Jamal s’attache à partager ce qu’il cuisine. “Le but, pour moi, c’est vraiment le partage” explique-t-il, “On n’est pas obligé de cuisiner, et les gens qui viennent ne sont pas obligés de payer. De toute façon au départ, c’est gratuit !”. Ne rien attendre en retour, sinon des rencontres. Les gens s’arrêtent pour discuter, posent des questions, proposent des projets communs. “Ici on organise par exemple des ateliers avec les enfants des écoles. On reçoit parfois 2-3 classes en même temps. [Dans ces cas-là], il y a 30-40 élèves ici en train de bouger à gauche, à droite, tu ne sais pas les contrôler ! Et moi je trouve ça bien, ça donne de l’énergie.”

Et c’est à travers ce dernier exemple que Jamal résume son expérience : “Mais en fait pour moi, c’est ça, les tables d’hôtes. C’est le contact humain, c’est le partage.”

 

 

 

Coline MALOT

Avec le soutien de la Fondation Roi Baudoin  


1 toestand.be/en/alleedukaai/
2 RTBF, Les réfugiés dans le Parc Maximilien: une arche sans Noé (09/09/2015)
RTBF, Parc Maximilien, le village pour réfugiés s'organise tant bien que mal  (16/09/2015)
3 Le Monde, Le bidonville de Calais, « Sangatte sans toit » (25/06/2015) 
Le Monde, Dans la “jungle” de Calais, Portfolio, 10/11/2015