Société
L’expérience des personnes discriminées est une expertise !
26 mars 2020
© Chris Mashini
Intersectionnalité, un terme qui laisse perplexe quand on n’y connaît rien. Pour répondre à mes interrogations, j’ai interviewé Aïda Yancy, historienne spécialisée dans les questions de race, de genre, d’orientation sexuelle, d’oppression et de domination sociale.
Pour commencer, pourrais-tu expliquer ce qu’est l’intersectionnalité à quelqu’un qui n’a jamais entendu parler de ce concept ?
Tout d’abord, ce n’est pas un concept ! Je le définirais plutôt comme un outil qui permet de voir les choses qu’on ne voit pas dans le domaine des discriminations. Cela permet donc d’analyser des choses auxquelles on ne prête pas du tout attention, de voir les "angles morts" de notre champ de vision.
En effet, on peut définir la société comme un système pensé pour la majorité, c’est-à-dire pour l’ensemble des gens que l’on imagine être dans la "norme" : hommes, blancs, cisgenres 1, hétéros.
Pour prendre une décision qui concerne la société, on va prendre en compte cette prétendue norme, espérant que les décisions satisferont les besoins du plus grand nombre. Mais cela n’est qu’une illusion, car cette "norme" n’englobe pas du tout un maximum de gens. Il y a toute une série de personnes qui vivent des situations qui constituent des impensés pour la société.
Par exemple, on pourrait parler de la problématique des escaliers dans la ville. L’espace urbain a été construit à partir d’une norme. On n’a pas du tout pensé aux personnes qui pour diverses raisons ne peuvent pas prendre les escaliers. Alors que si ces personnes avaient été à l'origine des plans urbains, on aurait eu des plans inclinés partout en ville.
Pour expliquer ce qu’est l’intersectionnalité, le plus simple est d'utiliser la métaphore routière. Une intersection est un carrefour, un croisement de deux routes, de deux discriminations : ici le racisme et le sexisme. Et la société est comme une ambulance qui prétend ne pas pouvoir nous soigner sous prétexte de ne pas savoir laquelle des deux discriminations est vraiment la cause de notre mal. Alors qu’en fait, il s’agit du résultat du mélange des deux.
À ce propos, précisons qu’une personne peut très bien se situer à l’intersection de plus de deux discriminations (genre, race, religion, etc…). Les combinaisons sont infinies.
Où et quand ce terme est-il apparu ?
C’est une notion qui nous vient des Etats-Unis. La première à avoir publié le terme "intersectionnalité" est Kimberlé Crenshaw, féministe afro-américaine, professeure de droit à l’université de Californie, et spécialisée dans les questions de race et de genre.
C’était en 1989, lorsqu’elle plaidait pour un cas de discrimination à l’embauche chez General Motors. Pour se défendre, l’entreprise a prétendu qu’elle ne pouvait pas être accusée de sexisme car il y avait bien des femmes qui y travaillaient. Et elle ajoutait qu’on ne pouvait pas non plus l’accuser de racisme, car il y avait bien des afro-américains, donc des personnes noires, qui travaillaient dans l’entreprise.
Kimberlé Crenshaw a mis en évidence que les femmes qui étaient employées l’étaient dans l’administration et étaient toutes blanches. Quant aux personnes noires, il ne s’agissait exclusivement que d’hommes. Depuis, elle consacre ses recherches en droit civique aux questions d’afro-féminisme 2. Elle est d’ailleurs toujours très active à ce jour.
Mais, même si elle a grandement contribué à développer ce nouvel outil de réflexion, on ne peut pas dire qu’elle en soit à l’origine. Dès la fin du XIXe siècle, des mouvements afro-féministes exprimaient déjà des revendications allant dans ce sens. Citons notamment le cas de Sojourner Truth, ancienne esclave qui dans un discours resté célèbre prononcé en 1851 à la Convention des femmes d’Akron (Ohio), interpella féministes et abolitionnistes en leur lançant son fameux : "Ne suis-je pas une femme ?" 3. |
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Citons encore le livre de bell hooks, intellectuelle et écrivaine afro-féministe, qui a d’ailleurs repris l’intitulé de ce discours comme titre de son essai "Ne suis-je pas une femme ?", une anthologie sur les femmes noires et le féminisme après 150 ans de lutte pour l’auto-détermination 4. |
En quoi l’intersectionnalité est-ce pertinent aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça apporte de neuf ?
Comme je l’ai dit, cela permettra de considérer des situations auxquelles on n’avait pas pensé avant, et donc d’agir en conséquence pour remédier aux problèmes éventuels.
Surtout, il ne faut pas confondre l’intersectionnalité avec les questions d’identité. C’est plutôt une question de système, une autre manière d’analyser les discriminations, sous le prisme d’un carré de critères :
- Individuel (couvre les insultes interpersonnelles)
- Structurel (problèmes d’accès à l’emploi, au logement, à l’enseignement, aux soins de santé corrects, etc)
- Historique (analyser la situation de gens qui ont été historiquement persécutés 5)
- Institutionnel (qui concernent les institutions, comme l’école, les administrations communales, la police, etc)
Ne sont considérées comme intersectionnelles que les personnes qui cumulent au moins deux discriminations qui remplissent ces critères. C’est aussi l’occasion de réexpliquer une notion trop souvent mal comprise. Aujourd’hui, le terme "intersectionnalité" est très à la mode. On en entend beaucoup parler, mais c’est souvent repris par les universitaires en enlevant tous les aspects militants et structurels.
Si tu avais le pouvoir, qu’est-ce que tu changerais ?
Selon moi, il faut donner une réelle place aux personnes concernées. C'est le seul moyen pour que la société prenne conscience des discriminations multiples et s'emploie à les éradiquer. Un peu comme le phénomène Me too qui a mis en lumière une réalité que les hommes ne soupçonnaient pas faute de ne pas le vivre au quotidien. En bref, il faut revaloriser l’expérience comme une expertise !
La première chose que je ferais : faire entrer les personnes (multi) minorisées dans les Conseils d’Administration et les postes de pouvoir afin de pouvoir avoir une vue d’ensemble sur les différents impensés de notre société. En second lieu : instaurer des quotas ! Pour moi, il faut forcer pour changer les choses.
Autre chose, contrairement au monde anglo-saxon, le mot "race" fait très peur en Europe. D’ailleurs, la France l’a même carrément rayé de sa constitution. Alors qu’il faudrait plutôt parler de "race sociale", car en effet il y a moins de différences entre une personne noire et une personne blanche qui vivent dans le même continent qu’entre deux personnes noires qui viennent de continents différents.
En Belgique, il n’y a pas de statistique ethnique. Conséquence, les situations spécifiques que vivent les minorités issues de l’immigration ne sont donc pas traitées. À ce propos, j’ai entendu un professeur de droit de la faculté de Burkley, en Californie, qui expliquait très bien que "Si on ne vous compte pas, c’est que vous ne comptez pas ."
Enfin, quand on jette un coup d’œil aux programmes scolaires, on constate qu’il y a eu blanchiment de l’histoire : on a effacé toutes les personnes minorisées de l’histoire. Donc pour moi, il faudrait même une réforme de l’école et du système scolaire !
Tu veux plus de supers sources ? Va voir ici :
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Avis aux internautes : cet article a été édité sur notre site le 26 mars 2020. Il comportait certains propos qui ne reflétaient pas la pensée de l'experte interrogée. L'article a ensuite été corrigé en ligne le 8 mai 2020, avec l'aimable collaboration d'Aïda Yancy. |
Interview réalisée par CHRIS MASHINI, journaliste citoyen, équipe Magma Bruxelles
1 -Être cisgenre est un type d'identité de genre où le genre ressenti d'une personne correspond à son sexe biologique, assigné à sa naissance. Le mot est construit
par opposition à celui de transgenre, pour une personne qui s'identifie à un autre genre que celui associé traditionellement à son sexe biologique et assigné à sa naissance.
2 -L’afro-féminisme désigne un mouvement féministe militant qui porte tant sur les discriminations de genre, de groupes et de races, que sur les questions
liées au sexisme.
3 -"Aint’ I a woman ?", le discours prononcé par Sojourner Truth, est disponible en intégralité sur Internet.
4 -bell hooks, "Ain’t I a woman? Black women and feminism", 1981.
5 -Par exemple, si peu de gens savent que les nazis ont envoyé les homosexuels en camps de concentration, pratiquement tout le monde ignore qu’après la fin de la seconde guerre mondiale et la sortie des camps, ils ont été renvoyés en prison car l'homosexualité était toujours pénalisée en Europe.
6 -À ce propos, voir le rapport d’étude publié en 2017 par BePax : "Négrophobie, entre inégalités socio-économiques et déni de reconnaissance", qui confirme que les principales personnes concernées par les discriminations sont les personnes afro-descendantes (si on prend en compte le niveau d’étude).
Avec le soutien de
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23 novembre 2024
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