Société

Les coulisses de la contestation : quand le théâtre devient tribune

23 septembre 2024

© Blaise Fevry

C’est la tête pleine d'émotions que je suis sortie du dernier spectacle auquel j’ai assisté, “La cité des dames”, co-mis en scène par Marie Avril et Lénaïc Brulé. Pièce traitant du sans-abrisme féminin, écrit et joué par des femmes ayant toutes vécu dans la rue. La pièce était jouée dans une chapelle de Laeken et les mots résonnaient dans la bâtisse : “Quand j’étais à la rue, je dormais dans les églises”, “J’ai dormi dans un parc avec mes enfants”, “À quand une dignité ?”, “Je t’emmerde !”. Des cris du cœur, des cris qui sonnent vrais, des cris qui sonnent juste. À la fin de la pièce, je demande aux comédiennes ce qui leur a donné envie de jouer cette pièce et ce que ça leur a apporté. Elles m’ont répondu “Pour donner le courage aux autres de parler”, “Pour avoir un espace où on peut aller au bout des choses”. L’une d’elle a dit “C’est comme une thérapie ! On peut dire ce qu’on veut, et ça fait du bien”. Ah! En tant que jeune psychologue, cette réponse titille encore plus mon attention.

Je suis également montée sur les planches récemment, pour jouer Balle Perdue avec Magma et Ras El Hanout. Une pièce de théâtre-action qui aborde les violences policières. Là aussi, j’ai eu l’opportunité d’assister à un déferlement émotionnel, sur scène comme dans le public. Des jeunes aux profils très différents, qui ont eu la possibilité de se planter sur une scène devant 90 personnes et de crier les injustices du système policier.

Et j’ai trouvé ça incroyable de réaliser tout ce qui peut se jouer lors d’une pièce de théâtre (tu l'as, le jeu de mots ?). J’ai donc eu envie de me pencher sur l’utilisation des arts de la scène comme moyen d’expression politique (on va beaucoup plus parler de théâtre ici, mais n'ayez pas peur de pousser la réflexion plus loin, moi j’suis limitée en termes de caractères). Bon, je ne résiste pas à l’envie d’aller me plonger un peu dans l’histoire de ce moyen d’expression. Le théâtre n'a pas toujours été politique, il refait surface seulement depuis le début du 21ème siècle. Avant ça, les années 80 avaient imposé une dépolitisation de l’art, profitant donc aux idées dominantes. Il existe tout un jargon autour du théâtre engagé : le théâtre politique (qui peut être réactionnaire ou révolutionnaire), le théâtre militant (qui va plus souvent défendre les causes des opprimés), le théâtre contestataire (qui va valoriser l'esthétique scénique plutôt que les idéologies défendues). Le théâtre-action, plus spécifiquement, est apparu en Belgique dans la foulée de mai 68. Et selon l’Arrêté Royal de 2005, ses deux principales missions sont le travail théâtral en atelier avec des personnes “socialement ou culturellement défavorisées”, et les créations autonomes qui doivent répondre aux désirs artistiques de la compagnie. Je ne vais pas vous bassiner trop longtemps avec toute cette théorie, mais je trouvais nécessaire de s’y pencher pour savoir de quoi on parle.

Ma dernière expérience théâtrale, avant de faire du théâtre-action, était quand j’étais adolescente et que j’avais fait du théâtre "classique". Alors je ne vais pas mentir, j’avais adoré jouer du Jean Genet, mais avec le recul aujourd’hui, je sais que ça ne pouvait pas parler à tout le monde. Parce que le théâtre classique n'essaye pas de parler à tout le monde. Et à qui il veut parler, au fond ? J’ai envie de revenir sur l’expression “socialement ou culturellement défavorisé” : le théâtre classique s'adresse essentiellement à la couche la plus favorisée de la population. Et on a décrété que l’art leur appartenait, que c’est eux qui en détenaient les codes. En gros, si t’as pas lu une pièce de Sartre à quinze ans, t’as rien compris. Dans mon cas, je reconnais faire partie de ces privilégiés, je suis fille de deux parents universitaires qui m’ont, en effet, flanqué du Sartre dans les mains bien trop tôt. Alors j’étais sûre que le théâtre, c'était ça, et seulement ça. Puis je me suis lancée, complètement sur un coup de tête, dans ce projet de théâtre-action, et j’ai compris que j’avais une vision auparavant si étriquée du théâtre. Parce que ce qu’il s’est passé juste après nos représentations était tellement important. Un vrai dialogue a pu s’instaurer, les langues se sont déliées, des questions ont été soulevées, des pistes de solutions aussi. Et ça, c’est tout le potentiel des arts de la scène qu’il faut encore explorer et exploiter. La deuxième représentation de notre pièce Balle perdue sur les violences policières a eu lieu à la Maison Folie à Mons. Plusieurs de mes amis sont venus nous voir, et à la fin j’ai discuté avec l’un d’entre eux de la construction de la pièce. J’ai expliqué que l’une des scènes, représentant une bavure policière, était tirée du vécu d’un des comédiens de la troupe. Mon ami, un blanc comme moi, a été surpris, me disant qu’il avait trouvé que cette scène était la plus caricaturale de la pièce. Pourtant, mes amis sont comme moi pour la plupart : des gauchos dans l’âme, genre clopes roulées et Doc Martens qui écoutent Stupeflip, tu vois. Mais cet échange était très révélateur : même pour un blanc qui est déjà sensible à la question du racisme, cette pièce lui a révélé une réalité dont il n’avait pas encore conscience, celle de la violence de certaines interpellations policières pour les personnes racisées. Et j’ai trouvé que c’était un pas en avant qu’il ne fallait surtout pas négliger.

En amont, cette réalité m’a aussi frappée lors de la construction de la pièce. Et c’est la force du théâtre politique que j'ai envie de souligner: le théâtre, et les arts de manière générale, vont chercher à procurer certaines émotions dans le public, quelle qu’elles soient. Nous, on a pu parler de violences policières et on a quand même fait rire le public. C’est une force non négligeable pour faire passer des messages politiques, même s’ils apparaissent en filigrane. Et on doit s’en servir. Le but ici, au-delà du divertissement, c’est de donner la parole à celles et ceux qui ne l’ont jamais. Et, en plus d’une richesse culturelle, on peut enfin aborder des sujets actuels qui questionnent, et qui sont nécessaires. À l'heure où l'extrême droite grandit de façon inquiétante partout en Europe, ne négligeons pas ce pouvoir. Au diable les arts de la scène traditionnels réservés aux privilégiés, arrachons-leur ce monopole. Nous on veut voir sur scène des personnes racisées, des femmes, des jeunes, des queers, des sans-pap, des personnes trans, des précaires, et tous ceux à qui on coupe trop souvent la parole.

Et je voudrais terminer en m’adressant à toutes les personnes qui pratiquent des arts de la scène, quels qu’ils soient. Si vous avez l’occasion de monter sur une scène devant une foule qui vous écoute, que ce soit pour les faire rire, danser, pleurer ou tout ça à la fois, profitez-en pour dire des choses importantes. Vous avez ce pouvoir. Ne l’oubliez jamais.

Leni Vincent - Volontaire chez Magma & comédienne pour Balle Perdue