Société

"Il faut remettre la justice sociale au centre du combat écologique !"

28 mai 2021 - par Jihane Bufraquech

© Juan-Sanchez

Rencontre avec Ruth Paluku-Atoka. L’activisme écologique en Belgique existe depuis longtemps, mais n’est pas appréhendé de la même manière par tout le monde. Ruth, membre du Climate Justice Camp, noir et militant, est persuadé qu’il n’y a pas de lutte écologique sans dimension antiraciste et décoloniale.

Peux-tu te présenter et énoncer les luttes pour lesquelles tu te considères activiste ?

Je m’appelle Ruth Paluku-Atoka, j’ai 23 ans et je suis bruxellois. J’ai entamé des études supérieures que j’ai arrêtées au bout de trois ans. Aujourd’hui, je travaille dans le milieu associatif LGBTQ+. En ce qui concerne mes identités, je me qualifie de noir, queer, non-binaire et probablement de neuro-atypique[1] aussi. Je suis plein de choses, et toutes ces identités-là, je les porte avec moi peu importe les endroits où je suis. Je les prends également avec moi dans toutes ces luttes pour lesquelles je me considère activiste, c’est-à-dire les luttes féministes, antiracistes et écologistes. J’essaie d’apporter tout ce qui me caractérise dans ces luttes.

Peux-tu me parler de ton expérience de l’activisme écologique en Belgique ?

Je me suis intéressé à l’activisme écologique lorsque j’ai commencé mes études universitaires. Je trouvais cela passionnant de pouvoir travailler en groupe sur le campus autour de la question environnementale, et surtout de pouvoir mener des actions de désobéissance civile. Seulement, au bout d’un moment, j’ai réalisé que je ne me sentais pas du tout à ma place. Bien que les actions me plaisaient, j’ai subi beaucoup de racisme et encaissé plusieurs remarques homophobes. Mes pensées étaient de moins en moins alignées au discours politique de ce groupe activiste. Les membres de l’équipe venaient du même milieu, c’est-à-dire un milieu bourgeois, blanc, universitaire et ultra-éduqué. Ces personnes ne me ressemblaient pas, n’avaient pas le même discours écologique que moi et c’est pour cela que je me suis dit que je n’avais pas vraiment ma place là, au final.

Pourquoi a-t-on l’impression que la lutte contre le réchauffement climatique est une cause pour laquelle les personnes racisées « s’engagent » moins ? Est-ce une cause de blancs ?

D’une part, les personnes racisées sont engagées dans cette lutte. Elles réalisent des actes importants au niveau écologique, c’est juste qu’ils ne sont pas nécessairement appelés comme tels. Ce n’est pas parce que l’on ne se nomme pas écologique qu’on ne l’est pas. D’autre part, les questions climatique et écologique ont été créées et théorisées dans le milieu académique par des personnes blanches. Elles sont donc déconnectées des racines coloniales et esclavagistes et par conséquent, il y a effectivement une vision blanche de l’écologie, car cette pensée n’émane pas des personnes concernées par les impacts écologiques.

Comment as-tu rejoint l’équipe du Climate Justice Camp et en quoi consiste-il ?

Je me suis retrouvé là par le biais d’amis en commun que j’avais avec des personnes issues du même milieu dans lequel j’étais de base (à l’université). Cela faisait quelque temps que je parlais autour de moi du manque de perspectives antiracistes dans les questions écologiques et ça les a intéressés. Ils m’ont proposé d’assister à une réunion, d’en parler, et c’est comme ça que j’ai atterri là. Chaque année, l’objectif du Climate Justice Camp est de faire un camp de 3-4 jours qui rassemble des gens pour discuter des questions environnementales. Le camp peut avoir lieu dans différents endroits, en Belgique ou pas. La différence ici, c’est qu’on discute de la justice climatique tout en y intégrant les différentes luttes sociales qui sont fondamentalement liées à la cause (antiracisme, validisme[2], luttes décoloniales, anticapitalistes, …). Il faut remettre la justice sociale au centre du combat écologique. Sinon, à côté de ça, on a aussi un podcast appelé « Reclaim the climate » qui nous permet de transmettre nos discussions politiques, philosophiques et terre à terre sur le sujet.

Qu’est-ce que le Climate Justice Camp t’a apporté ?

Il m’a apporté de l’espoir mais aussi une perspective de ce qui est possible en termes de travail militant quand on travaille en mixité à plein d’égards. Je vis une chouette expérience sans me mettre la pression et tout en me respectant en termes de charge de travail et de santé mentale.

Comment as-tu découvert le concept d’écologie décoloniale[3] ?

Je n’ai pas vraiment découvert ce concept. Ce n’est pas moi qui suis venu à lui mais plutôt lui qui est venu à moi. Je suis parti de mon expérience personnelle et lorsque je pense à l’histoire des terres congolaises dont mes parents sont originaires, je comprends assez vite que la colonisation a provoqué des dégâts et des changements environnementaux colossaux. Dès lors, j’ai compris qu’il fallait accorder une dimension décoloniale à la lutte écologiste.

Aurais-tu des exemples illustrant des luttes antiracistes écologiques ?

Oui, j’en ai plusieurs. En Martinique et en Guadeloupe, par exemple, on a utilisé le chlordécone comme pesticide sur les plantations de bananes pendant des années. Ce produit a eu des conséquences désastreuses au niveau de la santé des habitants, mais aussi sur leurs terres, la faune, la flore, … Les mouvements de lutte contre le chlordécone aujourd’hui s’inscrivent dans la lutte antiraciste écologique. Je peux aussi citer la lutte de certaines personnes asiatiques contre l’agent orange (herbicide) ou encore la lutte anti-gentrification[4] menée par des personnes noires dans plein de quartiers dans le monde. Je pense également aux personnes qui défendent leurs terres indigènes. Ce sont toutes des luttes antiracistes qui ont un impact écologique hyper important.

Est-ce primordial d’accorder une dimension décoloniale à la lutte écologique aujourd’hui ?

C’est évidemment primordial puisque la colonisation est un désastre écologique. Il faut absolument le reconnaître et c’est uniquement ainsi qu’on comprend les réels enjeux qui se cachent derrière les questions climatiques. Par exemple, on ne peut pas juste parler d’émissions de CO2 sans se poser les bonnes questions. Qui les a émises ? Qui sont les véritables responsables de cet acte ? A quel prix et pourquoi ? 

De plus, je pense qu’il ne faut pas se limiter à l’écologie. Nous devons appliquer des dimensions antiracistes et décoloniales à tout ce qui nous entoure. Le rapport colonial que la blanchité a imposé dans notre monde est présent partout.

 

 

 Jihane Bufraquech

Avec le soutien de :                  

 

[1] Ce nom […] désigne les porteurs d’une atypie neuro-fonctionnelle. Neuroatypicité, neuroatypie ou neurodivergence définissent un fonctionnement cognitif qui diffère de la norme. […] Le terme rassemble pêle-mêle les TSA (Troubles du Spectre de l’Autisme, qui incluent le syndrome Asperger), la constellation des "Dys" (dyslexie, dyspraxie, dyscalculie, dysorthographie etc.) et les TDAH (troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité). Source : Marie Claire.

 

 

[2] Apparu aux Etats-Unis dans les années 90, le mot de validisme désigne les discriminations et les préjugés qui ciblent les personnes handicapées. Source : Beaview.

 

[3] Voir page … (article de Japhette)

[4] Le terme «Gentry» désigne, en anglais, la petite noblesse. Par extension, le terme gentrification désigne un processus d’embourgeoisement par lequel le profil sociologique et social d’un quartier se transforme au profit d’une couche sociale supérieure. Source : Christine Dualé, « La gentrification de Harlem (New York City) : malheur ou bénédiction? », p1.