Nord/Sud

La justice des centres fermés : nos libertés dans la balance

9 janvier 2020 - par Coline Malot

© Coline Malot

Murs, palissades, barbelés, systèmes de sécurité, privation de liberté. Les lieux de détention des personnes en situation irrégulière en Belgique en attente d’expulsion ont tout de la prison. Ils détiennent pourtant un statut juridique particulier et portent un autre nom?: celui de "centres fermés". "Centres fermés" ou "prisons"?? En ce qui concerne le traitement de ces personnes en attente d’expulsion, l’Etat belge a le don de jouer avec les mots, de jongler avec le droit. Sibylle Gioe, avocate au barreau de Liège et engagée dans la défense des étrangers, nous décrit les incohérences d’un système juridique criminalisant, dont la course à l’expulsion a lieu au détriment des droits fondamentaux.

24h pour se faire entendre : une procédure kafkaïenne

Imaginez-vous être la cible d’une procédure administrative dont vous ne comprenez pas les fondements, menée dans une langue que vous maîtrisez mal, et qui déterminera pourtant votre liberté de mouvement pour les prochaines semaines, voire les prochains mois. Une situation digne de Kafka, qui commence dès l’arrestation. Souvent, le parcours d’une personne privée de liberté pour être expulsée du territoire commence par une détention administrative d’un maximum de 24h, suite à un contrôle de la police. "C’est un moment crucial", explique Sibylle Gioe, puisque c’est au cours de ces 24 heures que l’Office des étrangers considère le cas de la personne et décide ou non de conduire la personne en centre fermé. C’est le moment où l’avocat.e, s’il/elle est prévenu.e, pourra mettre en avant les informations dont il/elle a connaissance, susceptibles de convaincre l’Office des étrangers d’opter pour une libération.

Dans les faits, les personnes arrêtées administrativement par la police ne sont pas toutes informées correctement de la procédure dont elles font l’objet et qui est menée d’une manière qui ne leur permet pas d’exercer efficacement leur "droit d’être entendu". "Le droit de la personne à être entendue, explique Sibylle Gioe, c’est un principe en droit administratif qui dit qu’avant la prise d’une décision grave, toute personne a le droit de faire valoir ses moyens de défense." La réalité est tout autre. L’Office des étrangers délègue le processus à la police qui mène l’entretien sans avocat et généralement sans interprète. "Les personnes, qui sont dans un état d’extrême vulnérabilité, sont interrogées par la police parfois dans un anglais très moyen. Elles ne se rendent pas compte de l’importance de ce droit-là, et ne sont pas toujours en état de donner les informations pertinentes à leur libération", explique l’avocate.

5 jours pour se défendre : une course contre la montre

Si, après ces 24 heures, l’Office des étrangers délivre un ordre de quitter le territoire avec détention dans un centre fermé, la procédure d’expulsion est lancée et la personne concernée est conduite en centre fermé. C’est le début d’une véritable course contre la montre pour son avocat.e pour contester la décision de l’Office des étrangers. Pour déposer un recours en extrême urgence devant le Conseil du Contentieux de l’étranger, l’avocat.e dispose de… cinq jours. Cinq jours seulement, pour être mis.e au courant de la décision ou la découvrir lors d’une permanence, trouver un moment pour discuter avec la personne concernée, chercher des éléments de preuves pour appuyer le recours (organiser des constats médicaux, obtenir des documents…), demander l’accès au dossier administratif de la personne détenue, dossier qui contient des informations cruciales pour le travail de l’avocat.e et qui peut prendre jusqu’à… 30 jours pour parvenir à l’avocat.e. Faites le calcul. Ajoutons que le législateur a cru bon de faire grimper le niveau de difficulté, en décidant en 2017 de réduire les délais pour introduire les recours en extrême urgence et les recours des demandeurs d’asile détenus1. Autant de procédés qui, pour Sibylle Gioe, font "entrave aux droits de la défense".

Si le recours en extrême urgence ne peut aboutir, les chances d’obtenir une libération s’amenuisent. La dernière démarche possible est de faire une requête de mise en liberté devant la Chambre du Conseil du Tribunal Correctionnel, instance administrative qui jugera cette fois-ci uniquement de la légalité de la détention, et non de son équité. Ce qui réduit considérablement les possibles2. Autre problème, qui n’est pas moindre, est que cette chambre, normalement destinée à traiter les mandats d’arrêt et donc à entendre des personnes uniquement poursuivies pour actes criminels, n’est pas spécialisée dans le droit des étrangers. "Sachant qu’on leur soumet des questions parfois très techniques de droit des étrangers, sachant qu’ils ont 24 heures pour prendre une décision, que ça n’est pas leur matière habituelle, qu’ils sont aussi dans un prisme de criminalité, les requêtes ont souvent peu de chances d’aboutir." C’est aussi une chambre qui prend ses décisions à huis clos. "Ce qui veut dire que personne n’a de regard sur ce qui est dit, ce qui est fait dans ces chambres-là." Un fonctionnement d’autant plus problématique qu’il impose une violence supplémentaire aux personnes qui y sont entendues. "La manière de traiter les gens dans cette chambre est problématique. Les personnes arrivent menottées ! Représentez-vous un Érythréen qui a été torturé en Libye, ensuite maltraité en Italie… Il aura été menotté dans son parcours. Et il se retrouve devant des juges qui ont l’habitude de parler à des criminels." L’avocate nous explique que dans les cas les plus graves d’extrême vulnérabilité, lorsqu’elle dispose d’autres atouts dans sa manche, il lui arrive de décider sciemment de ne pas faire de requête devant cette juridiction pour éviter un stress inutile à la personne qui y serait entendue.

La déshumanisation, vecteur de discrimination

On constate donc une violence dans la manière dont l’État belge traite la question des personnes en situation irrégulière, à travers la rigidité et l’inadéquation des procédures qui portent atteinte aux droits de la défense. Il existe aussi d’autres types de violence, comme par exemple celle véhiculée par les mots. Le centre de Vottem porte un curieux nom, celui de "centre pour illégaux". Que signifie "illégaux" dans ce cas-ci ? "Rien, déclare avec lassitude Sibylle Gioe, absolument rien. Jamais la qualification d’“illégal” n’a figuré dans la loi. On réduit une personne à une situation administrative et c’est très problématique." Elle en profite pour nous faire remarquer que cette terminologie, qu’elle décrit comme "erronée, péjorative et criminalisante"3, a été récemment remise en cause par le Conseil de l’Europe. Cette haute instance chargée de défendre les droits humains et la prééminence du droit, explique que l’usage du terme "illégaux" a une influence dramatique sur la manière dont sont perçues les personnes en séjour irrégulier. Le terme "a pour effet de rendre suspects les migrants aux yeux de la population". Il anonymise les personnes et crée de dangereuses généralisations vis-à-vis des personnes étrangères, en "[renforçant] le sentiment que l’immoralité est un trait intrinsèque de certaines cultures étrangères, puisque les comportements ou actes délictueux ne sont plus attribués à des individus"4.

Cette vision stéréotypée et déshumanisée des personnes sous-tend une politique discriminatoire qui fonctionne par la négation des droits fondamentaux. Sibylle Gioe nous explique que de nombreuses décisions de l’Office des étrangers sont prises dans la totale ignorance des principes fondamentaux de dignité de la personne. Tout ordre de quitter le territoire doit être motivé au regard de l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui dit que "nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants"5. Dans ce cas-ci, cela veut dire qu’il est nécessaire de prendre le temps d’examiner ce que cette personne pourrait encourir dans son pays d’origine si elle devait être expulsée de Belgique. Certaines décisions prises par l’Office des étrangers, peut-être par manque de temps, peut-être par manque de considération, laissent sciemment cet article 3 de côté. Ces décisions, purement illégales, sont certes assez simples à contester mais aussi évocatrices de la manière dont l’État belge considère les droits et libertés fondamentales des personnes en situation irrégulière.

État de droit ?

Un État qui ferme les yeux sur la protection des droits et des libertés fondamentales d’une certaine catégorie de personnes peut-il être réellement considéré comme un État de droit ? Lorsque des principes fondamentaux comme l’accès à un recours effectif, les droits de la défense, les principes de liberté et de dignité sont mis à mal, la frontière se fait très mince entre justice et arbitraire.

Pourquoi s’opposer aux centres fermés ? Pourquoi militer pour l’ouverture des frontières ? Parce que lorsque l’État de droit est en danger, ce sont nos libertés à tou.te.s qui sont menacées. "Si, du jour au lendemain, on se retrouvait privé de liberté et renvoyé dans un pays dangereux ou que l’on ne connaît parfois plus trop bien, quel stress ressentirait-on ? s’interroge Sibylle Gioe. On ne tolérerait pas que cela arrive à notre frère, à notre sœur, à notre papa, ou à notre oncle. Et dans ce cas-là, il faut refuser que cela se passe pour d’autres personnes humaines."
 

Coline Malot

Journaliste citoyenne, équipe de rédaction bénévole, Magma asbl, Etterbeek. 


1 Les lois du 21 novembre 2017 et du 17 décembre 2017, modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers sont actuellement attaquées devant la Cour constitutionnelle par un recours du 12 septembre 2018 introduit par l'OBFG, la Ligue des droits de l'homme, la Liga voor Mensenrechten, Point d'Appui, l'ADDE, le CIRE, le Syndicat des Avocats pour la Démocratie, les Service droit des jeunes et Vluchtelingenwerk vlaanderen.

2 Le discours de rentrée 2019 du Procureur général près la Cour de Cassation, André Henkes, a d’ailleurs porté sur cette question, et remet en cause le fait que la protection juridique des personnes en séjour irrégulier soit confiée à des instances administratives, qui ne s’occupent pas de vérifier si la décision d’expulsion est "proportionnée" et "équitable au regard des situations individuelles". Procureur Général près la Cour de cassation, Mercuriale 2019, "La privation de liberté d’un étranger et le recours auprès du pouvoir judiciaire".

3 Sibylle Gioe, Frontières, Papiers, Humains ! Banalité du mal et migration, Maison des Sciences de l’Homme, 2018.

4 Conseil de l’Europe, "La criminalisation des migrants en situation irrégulière : un crime sans victime", Doc. 13788, 7 mai 2015.

5 Article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, 1950, "Interdiction de la torture”