Nord/Sud
Exil au féminin : de Kinshasa à Forest
19 septembre 2017
© Data
Le thème de l'exil étant souvent traité au masculin*, j'ai décidé, à travers cet article, de le féminiser. Bien que chaque parcours soit singulier, j'illustre, ici, celui de Data, guidé au rythme de ses pas.
De Lubumbashi au quartier résidentiel Maman Mobutu à Kinshasa, du français au kasaïen et du kasaien au Lingala, Data a rapidement apprivoisé différents environnements au cours de sa vie. C’est après l’obtention de son diplôme en commerce qu’elle rencontre un ami qui, au fil du temps, devient son mari. Les années se succèdent et deux petits visages viennent agrandir la famille, entourés par le quartier et un collectif de femmes bien rodé.
Un jour, Data voit son mari s’enfuir vers, la mystérieuse Europe, car ses propos engagés dérangent une “certaine” l’assemblée. Les retrouvailles se font deux années plus tard, en Belgique. Elle habite à présent plus proche du ciel, au dernière étage d’une grande maison. Dans sa cage dorée elle retrace nostalgiquement son passé et recherche ses identités. Un troisième petit sourire vient alors pointé son nez. Dans ce nouvel univers, Data recherche du sens.
Je rencontre Data dans un quartier bruxellois. Assistée par son fils haut comme trois mangues2, elle m’emmène dans son parcours d'exilée . Ses paroles font des allers-retours permanents entre un passé lointain « ailleurs » et un passé plus proche « ici » pour enfin rejoindre le présent. Dans ses mots résonnent la confrontation face à de nouvelles normes et face à la perte de certains repères. C’est en conjuguant parfois laborieusement avec ces différentes composantes que Data va recréer son monde et « rester elle-même tout en devenant autre »3.
« Ce qui était valable là-bas pour gérer son couple ou se sentir en sécurité, est chamboulé ici »
Data est arrivée en Belgique, il y a 3 ans avec ses deux filles dans le cadre d’un regroupement familial4. Assez rapidement de nouveaux paramètres apparaissent dans sa situation conjugale. Data est frappée par le comportement des hommes de sa communauté qu’elle observe depuis son arrivée : « J’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’hommes de la communauté congolaise en Belgique qui restent à la maison... Ça me fait toujours bizarre de voir ça![...]. Au Congo, c’est impossible d’entendre un homme dire : « Ma femme est au boulot et moi je garde les enfants. Un homme comme ça, les gens le regardent d’un certain œil et se disent : « il est fou ou quoi ! ». C’est un homme qui ne prend pas ses responsabilités! [...] ».
Le mari de Data, est lui aussi à la maison, pendant qu’elle suit des cours de néerlandais « pour trouver un emploi stable »5. Il l’encourage à trouver un « petit boulot», sachant que la valorisation de son diplôme universitaire serait une bataille administrative longue et stressante. Dans l’imaginaire de son conjoint, les femmes migrantes ont plus d’accès à l’emploi que les hommes migrants en Belgique. Pourtant Data ne partage pas son avis. C’est dans ce nouvel environnement que les conceptions de genre se bousculent. Elle va être amenée à faire face à d’autres rapports de force, mais aussi à partager un espace de vie reconfiguré et des informations nouvelles avec son mari. Son cheminement va l’amener à trouver des manières de « fonctionner » en construisant un nouveau dialogue conjugal. De nombreuses personnes ayant un parcours d’exil vivent une véritable crise familiale et conjugale lors de leur arrivée en Belgique. Reza, directeur du centre Exil6, explique cette crise par le fait qu’au pays l’implication de la famille élargie est présente et dynamique (circulations d’informations et des prises de décisions) au sein de la famille nucléaire. En Belgique, la famille nucléaire se replie sur elle. Les rôles de chacun se brouillent. Les ressources familiales extérieures sont inexistantes. Ce qui peut engendrer de fortes tensions entre les membres de la famille. Par exemple, lors d’un problème conjugal, il est courant que le couple consulte les aînés pour le régler, ce qui dans n’est plus possible ici.
« Ici tu as à peine accouché que tu cours faire tes courses au Delhaize »
Dans les mois qui succèdent son arrivée en Belgique, Data fait l'expérience de la maternité et de la parentalité éloignée de l'environnement qu’elle a connu jusqu’alors. Loin des savoirs et savoirs-faire liés à une transmission reçue « au pays », l’entourage, principalement féminin, qui est témoin et accompagnateur de ces apprentissages, n’est plus à ses côtés pour l'assister : « Au Congo, lorsque mes filles sont nées, c’est ma belle-mère, ma mère et mes tantes qui pendant un mois s’occupait de moi pendant que les familles aux alentours s’arrangeaient pour m’aider avec ma fille qui était déjà là. Le seul objectif est que la mère puisse se reposer. Chacun se relaie pour y veiller, ce qui n'était pas le cas en Belgique ».
Démunie, Data se retrouve au devant de nouvelles responsabilités parfois lourdes à gérer dans ce processus qui ne lui permet pas le repos physique et mental nécessaire : « J’ai beaucoup pleuré pendant cette période je disais à maman : « Si tu pouvais m’envoyer mes soeurs, si elles pouvaient juste venir, je suis trop seule ». En France et au Canada, des centres médicaux proposent aux femmes dites « migrantes » « fraîchement » arrivées en pays d’accueil, de participer à des groupes de paroles durant leur grossesse, sachant qu’elles sont sujettes à des stress additionnels en vue de leurs situations. Ces échanges collectifs permettent de briser partiellement la solitude de ces femmes et de les apaiser. A Bruxelles, « Aquarelle» est une structure, dépendante du CHU Saint-Pierre, composée d’une équipe de sages-femmes accueillant des femmes enceintes précarisées. L'objectif de cette asbl est de donner accès aux soins médicaux à ce public. Ainsi que de les informer et les soutenir lors de ce processus (mise en lien avec d’autres structures, écoute, suivi médico-social, visite à domicile etc.).
« Je regardais les autres filles par la fenêtre et je me sentais enfermée »
Vivre « en hauteur » dans un immeuble lui donne la sensation d’être « coupée du monde » car les espaces pour se rencontrer sont tout autre ; pas de cour où s’échappe les odeurs et où on entend jouer et crier les enfants. Le lieu de vie est remanié ; il y a des ascenseurs, des cages d'escaliers, des étages, ce qui coupe les espaces et lui donne l’impression d’une plus grande frontière entre les habitants.
Au fil de nos échanges, Data fait régulièrement référence à son corps. Ce corps « différent » qui est parfois dévisagé par les autres. Ce corps mis à l’épreuve par le changement de température. Ce corps qui se recroqueville et qui déambule plus souvent « dedans » que « dehors ». Ce corps souvent moins dynamique qu'autrefois car ses pas ne savent pas où le conduire dans cet environnement inconnu et peuplé différemment.
Lors de la période « d’apprivoisement » de la société d’accueil, l’immobilité, l’enfermement et l’isolement sont des sentiments qui plongent Data dans une phase de « dépression ». « Ça m’arrivait même de rester trois jours sans descendre, alors j’ai commencé à craquer. [...] J’ai pris beaucoup de poids, j'étais dans un stress permanent avec tous ces problèmes administratifs. Alors que de là où je viens je suis une femme active ; j'allais au marché, je sortais, je bougeais, je faisais ci et ça, je voyais toutes ces femmes qui étaient là tout le temps au marché » .
Retrouver la mobilité va se faire progressivement, et à l'extérieur, en redéfinissant des espaces de rencontres. En interrogeant plusieurs femmes vivant une situation similaire à celle de Data, je me me suis aperçue que souvent, leurs besoins convergent : « J’ai besoin de rire, de sortir, de voir du monde, d’apprendre, et de connaître la ville, le quartier »7« En travaillant au moins, je bouge … je reste pas comme ça.. je rigole »8.
Travailler ou suivre une formation va lui permettre également de retrouver un collectif, un réseau mais aussi de se distraire, de braver certaines appréhensions, d’être reconnue et parfois de ressentir un certain degré d’émancipation.
En s’inspirant de son expérience au sein de l’asbl bruxelloise, Le Monde selon les femmes, Cristina Reyna Sanchez, a rédigé un article qui met l’accent sur la question de la mobilité : « Il faut réinventer et connaître ces nouveaux espaces sociaux, car la façon dont les gens se rencontrent change d’une culture à l’autre. Le fait d’aller au cinéma, au théâtre ou de se donner rendez-vous dans un bar peut être quelque chose de nouveau pour certaines. Les espaces dans leur nouvelle ville ne permettent pas de rencontrer les gens de la même façon « qu’au pays » autour d’un puits d’eau, des terrasses des maisons, de la place du quartier, etc. ».
En croisant le regard de Data et celui d’autres femmes au parcours similaire, je réalise qu’elles ont toutes un point commun: un accès limité aux informations exterieurs et au système qui l'entoure. Et cela, en dépit des différentes structures associatives existantes dans le quartier et des services d’accompagnement psycho-social. Pousser la porte de ces organismes et par conséquent recevoir des informations n’est donc pas évident pour elles.
Pourquoi ne pas partir des lieux qu’elles fréquentent déjà, comme les maisons médicales, les services administratifs, etc. et imaginer que ces services soient davantage une sorte de “relais” faisant le lien entre leurs besoins et l’offre mise à disposition? Un travail en réseau pourrait -il permettre à ces femmes de faciliter et de mieux appréhender leur environnement, de briser le cercle vicieux de l’isolement et de regagner une certaine mobilité essentielle à leur bien-être?
* Mirjana Morokvasic, 2011, L'(in)visibilité continue
2 Gaël Faye, 2016, Petit pays.
3 Métraux J.C., 2011, La migration comme métaphore, Editions La Dispute.
4 « Le regroupement familial est une procédure de séjour qui permet aux personnes d'origine étrangère ayant un membre de leur famille (nucléaire) en Belgique de venir le rejoindre à certaines conditions ».
http://www.vivreenbelgique.be/sejour-en-belgique/le-regroupement-familial.
5 Propos du mari de Data.
6 Service médico-psycho-social pour demandeurs d’asile et pour personnes victimes de violence organisée.
7-8 Propos de Bernadette.
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