Société

« Je ne parle pas français, alors je fais ce que je sais faire de mieux, le ménage ! »

19 janvier 2022

Il y a 10 ans, Hatice est venue de Turquie vers la Belgique. Ne parlant pas un seul mot de français, elle a commencé à travailler en tant que technicienne de surface dans les bureaux du quartier Nord de Bruxelles. Entre souffrance physique et habitudes mécaniques, Hatice est une parmi tant d’autres. Une invisible qui nettoie le monde.

 

Gare du Nord, à Bruxelles, vers 6h du matin. 4 degrés étaient affichés au panneau des pharmacies. Le soleil n’était pas encore levé. Munie d’un masque, d’un bonnet noir et d’un long manteau se posant à ses pieds, Hatice presse le pas entre les bâtiments du quartier Nord. Ses longs cheveux noirs sortaient de son bonnet, comme s’ils voulaient s’en échapper. Ses cernes étaient bien dessinés, illustrant sûrement une courte nuit. Ses baskets couinaient sur le macadam trempé. Hatice, elle, ne parlait pas, mais marchait de plus en plus vite comme si sa vie en dépendait.

 

« Hadi ! »

Quelques centaines de mètres plus loin, elle se dirige vers un bloc de béton haut comme la Tour des finances. Des bureaux se cachent sûrement derrière. Elle prend son badge et le bipe à l’entrée. « Il fait meilleur ici. Allez rentre vite, je vais te donner un tablier » s’exclame-t-elle en turc. Hatice ne parle pas français ou très peu. Elle utilise souvent l’expression « hadi[1] ! » pour s’atteler à la tâche, pour exprimer une impatience, une exclamation ou un embêtement. Un peu pour tout, finalement.

 

Aucune action n’est laissée au hasard

Dans les vestiaires, les femmes se changent, sans trop de pudeur. Un silence un peu pesant se fait ressentir lorsque Hatice change son masque, mets ses gants et son tablier. En s’abaissant pour nouer ses chaussures, un soupir de souffrance sort de sa bouche. Sa main gauche se pose sur le bas de son dos. En se relevant, Hatice soupire un « Bismillah » et sors de la pièce en pressant le pas. Après plusieurs portes passées et plusieurs « bonjour » ou « merhaba » distribués, la technicienne de surface prend un charriot, le remplit de quelques seaux vides, d’un balai et de quelques produits en tout genre. En soupirant et en gémissant, elle prend sur son épaule un aspirateur qui a, pour apparence, une origine assez vintage. Tous ses gestes sont pressés et automatiques. Aucune action n’est laissée au hasard ou à la maladresse.

 

Un environnement proche obligatoire

Poussant le charriot à bout de bras, elle se dirige vers les ascenseurs du bâtiment. « On va aller au -1 pour remplir les seaux d’eau. Tu le feras toi ». Arrivées au sous-sol, dans un environnement gris et froid, plusieurs femmes attendaient pour remplir leurs seaux. Presque toutes turques. Hatice retrouve ses collègues et parlent avec elles en se claquant la bise et en prenant des nouvelles de chacune d’elles. Tout en remplissant les seaux, la discussion continue et tourne autour de la famille et des rumeurs du weekend. « Tu as fait quoi ce weekend mon amour[2] ? », « Les enfants vont bien ! Emre va réussir ses examens je pense. Inshallah », « il est diplômé en architecture, ton fils Leyla, c’est bien ça ? ». Leyla, une collègue turque de Hatice, raconte que son fils a un master d’architecte et qu’il est la fierté de la famille. « Il va avoir beaucoup d’argent » s’exclame-t-elle en rigolant. « Il m’achètera une maison et j’arrêterai de travailler ici » se réjouit-elle. Les collègues la regardent et rigolent également.

Tout en remplissant les seaux d’eau et de produits en tout genre, Hatice murmure « on n’a pas vraiment le choix de travailler ici. Avec mon mari, on est venu il y a 10 ans pour qu’il trouve du boulot. Nos enfants sont nés ici. Mais je ne parle pas français, alors je fais ce que je sais faire de mieux, le ménage ! ». Même si la migration turque est souvent connue pour être celles des années 60, la population turque n’a jamais vraiment cessé de s’installer dans les pays européens (surtout l’Allemagne et la Belgique), souvent pour échapper au chaos économique du pays et pour trouver du boulot ou pour rejoindre une partie de la famille déjà à l’étranger[3].

 

« Les gens qui travaillent ici, ils travaillent dur. Ils ont plein de diplômes ».

Enfin les seaux remplis, Hatice prend le chariot et se dirige à nouveau vers les ascenseurs. Elle bipe son badge et presse la touche 17. Le dernier étage du bâtiment. Lorsque les portes s’ouvrent, Hatice s’exclame, « allez, on n’a pas beaucoup de temps, tu sais ». « On va d’abord faire les bureaux du 17e étage et puis on descendra. Mais il faut faire vite. Les gens qui travaillent ici, ils travaillent dur. Ils ont plein de diplômes ». Tout ramener au mérite et au nombre de diplômes qu’ont les personnes qui travaillent dans ce bâtiment semble être systématique chez Hatice et ses collègues.

 

Des gestes automatiques

Aucune autre technicienne de surface ne se trouve au 17e étage. Hatice s’y presse comme si cet étage lui était réservé. Ses gestes et sa façon de nettoyer montrent qu’elle connaît parfaitement l’endroit des objets, de la place des meubles et des habitudes des employé·e·s de bureaux. Le premier bureau n’est pas vraiment sale. Un peu de poussière du weekend s’est accumulée sur les vitres et les meubles. Ses mains vêtues de gants roses, Hatice s’empare d’un produit à l’odeur forte, proche du chlore. De la javel, peut-être. Elle nettoie précisément et avec beaucoup de délicatesse. Les claviers, les ordinateurs, les vitres, les radiateurs, les sièges, les décorations, les cadres-photos. Chaque objet est nettoyé et remis à sa place. Comme si personne n’était passé.

Tout en déroulant l’aspirateur qui paraît peser 4-5 kilos, Hatice se tient le bas du dos. Une grimace illustrant une souffrance se dessine sur son visage. « Tu sais, moi je ne parle pas bien français. La seule façon pour moi de gagner de l’argent c’est de nettoyer. Je fais ça bien ! Je fais ça depuis toujours en fait ! ». « Les hommes ils savent pas faire, ils comprennent pas les produits qu’il faut utiliser. Toi aussi tu dois faire à la maison ! » reprend-elle.

 

Le nettoyage et la maman

Après avoir passé l’aspirateur dans 3 bureaux et dans le couloir, Hatice prend son téléphone qui était inséré dans la poche de son tablier. Elle enlève ses gants et tape un numéro en vitesse. « Allo, Yasin, réveille-toi ! Tu vas rater l’école ! Réveille ton petit frère aussi. Allez, allez, ne me fâche pas ! ». Elle raccroche et reste quelques secondes sur son téléphone en faisant défiler l’écran. Un moment de répit pour son corps et ses mains.

En lâchant le téléphone dans sa poche de tablier, elle enlève la prise de l’aspirateur et le met ailleurs. Le fil de l’engin n’est pas assez long. Hatice fait plusieurs allers-retours dans la salle et se bat régulièrement avec les rallonges pour que l’aspirateur atteigne les coins les plus reculés de la pièce. Elle se dirige vers les toilettes de l’étage et s’accroupit pour les nettoyer profondément. Un claquement de ses os se fait entendre. Toujours sa main dans le bas de son dos.

 

« On doit être parti avant »

Il est 7h10 quand elle regarde l’horloge de la pièce principale. « Allez, on va en bas et puis on a terminé. On est en retard. Les employé·e·s arrivent vers 9h normalement. On doit être parti avant » précise-t-elle. Elle reprend le chariot où étaient disposés soigneusement tous ses produits et se dirige dans l’ascenseur. Elle appuie sur le bouton 16.

« J’aime bien ce travail. J’ai mes amies et je suis avec des personnes qui parlent ma langue. Mon contrat a été écrit en turc, tout est turc. C’est pratique ! Les femmes turques elles font bien le ménage ! » s’exclame-t-elle tout en opérant, de nouveau, les mêmes gestes automatiques qu’à l’étage du dessus. Cependant, cette affirmation n’est pas liée à la nature du genre ni à l’origine de la femme turque mais bien à un système capitaliste et discriminatoire qui renforce la femme turque dans sa situation et qui l’impose à travailler dans un secteur dans lequel elle peut trouver sa communauté[4]. En effet, selon des chiffres récoltés en 2012, les femmes turques à Bruxelles exerceraient en majorité dans le secteur des services fournis aux entreprises[5]. 32% des employées de ce secteur seraient des femmes turques[6].

À l’étage du dessous, les mêmes bureaux. Les mêmes poussières. Presque les mêmes affaires étaient superposées dans cet espace. Après une trentaine de minutes, en soufflant, en se tenant le dos et en mâchonnant quelques expressions, l’étage était propre. Une odeur de Javel et de lavande stagnait dans la pièce principale.

« Allons en bas. On va se changer et voir mes amies ». Au -1, les techniciennes de surface rentraient, petit à petit, leurs chariots, vidaient les seaux, se changeaient tout en racontant les derniers bobards du weekend. « L’étage 6 est toujours dans un état lamentable ! » s’exclame une collègue à Hatice. « Demande à Hasan de changer les étages » lui répond Hatice. « Non, il ne voudra pas, c’est pas nécessaire » souffle sa collègue.

Il est 8h58 quand les dernières techniciennes de surface quittent l’immeuble. Hatice passe devant quelques employé·e·s, aveugles de sa présence. Elle rentre chez elle, un café à la main, avec l’épanouissement d’avoir fait son boulot. Invisible, mais pourtant si important.

Dilara LÜLE

 


[1] « Hadi » peut se traduire par « allez ! » en français.

[2] En turc, le terme « canim » est utilisé pour dire « ma puce », « mon cœur », « mon amour ».

[3] Henri Goldman,  « 50 ans d’immigration marocaine et turque : tout une histoire », MIGMAG #5, février 2015, https://www.cncd.be/IMG/pdf/mic_mag_05_fevrier_2015_p12-15.pdf

[4] Altay MANÇO, « L'organisation des familles turques en Belgique et la place des femmes », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien [En ligne], 21 | 1996, mis en ligne le 04 mai 2006, consulté le 06 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/cemoti/564 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cemoti.564

[5] Rapport de recherche de l’IWEPS. Étude sur la discrimination en Belgique et en Wallonie : analyse des positions sur le marché du travail selon le genre et la nationalité, METICES ULB,

[6] Ibid.