Relations

Luc Van Damme, enfant mulâtre

19 septembre 2016

© Chris Mashini.

Mulâtre : nom donné aux métis pendant l'époque coloniale. L'histoire a complètement occulté le traitement des enfants métis dans les colonies belges. Pour ce numéro consacré aux identités multiples, j'ai rencontré Luc Van Damme, né au Rwanda de l'union entre un père belge et une mère rwandaise. Son histoire, qui a changé ma compréhension de la question des identités, pourrait intéresser non seulement notre société métissée, mais aussi les jeunes qui y vivent.

Une enfance pas si tendre

Luc naît en 1954 de l’union entre Florent Van Damme, un militaire à la retraite et Mélanie Mukakigeri. Celui qu’il appelle étrangement « le père Van Damme » lui a laissé le souvenir d’un homme assez brutal :

« Il a fait la guerre le père Van Damme, c’était pas un tendre. Il a même participé à la bataille de l’Yser en octobre 1914. »

Suite à la défaite de l’Allemagne, le Traité de Versailles distribue les colonies allemandes aux alliés. Le Ruanda-Urundi, alors territoire de l’empire colonial allemand, est attribué à la Belgique.  En 1928, profitant de son statut d’ancien combattant, Florent Van Damme tente d'obtenir un poste dans l’administration coloniale. Il part pour le Rwanda afin de passer le concours, mais ne réussira jamais le test… 

Il s’installe définitivement près de la capitale, Kigali. Il s’achète un camion, s’improvise livreur de légumes, et se construit une maison. En 1948, il rencontre Mélanie Mukakigeri, avec qui il aura trois enfants : Henry, le fils aîné ; Lucienne ; et enfin Lucien, dit Luc, le benjamin. 

 

De son enfance, Luc Van Damme ne garde que peu de souvenirs. Encore moins de sa mère :

« Elle vivait à la maison comme ménagère. C’est comme ça qu’on appelait les concubines des colons à l’époque. Le père Van Damme l’a chassée parce qu’il l’accusait de voler. Mais au fond,  je suis sûr que ce n’était qu’un prétexte. »

Malgré cela, Luc ne garde aucune rancune envers son père :

« Je dois avouer que j’ai eu de la chance, car il a reconnu tous ses enfants.  Ce n’était vraiment pas le cas de tous les enfants métis à l’époque. »

Au fur et à mesure que les enfants grandissent, se pose la question de leur scolarité. En effet, les enfants métis n’étaient acceptés ni dans les écoles belges, ni dans les écoles rwandaises. L’administration coloniale, craignant qu’ils deviennent des chefs de révolte, voulait en faire une caste à part.

Conscient d’être incapable de leur offrir une éducation de qualité, Florent Van Damme place ses enfants à l’institut de Savé, un orphelinat situé à Butaré, près de la frontière burundaise. À l’origine, ces orphelinats ont été créés pour accueillir les enfants mulâtres non reconnus. Mais dans les faits, ils accueillaient tous les enfants métis.

En 1959, Luc entre donc à l’orphelinat avec son frère et sa sœur. L’institut, tenu par les Sœurs Blanches d’Afrique, impose une éducation stricte. Humiliations et coups sont le lot quotidien. 

« C’était comme ça qu’on éduquait les enfants. C’était très dur, mais ça m’a forgé le caractère. »

 

La fuite en Belgique

1960, c’est l’indépendance. Sœur Luthgardis, directrice de l’institut, craint que les enfants  soient victimes de représailles violentes dans le contexte de décolonisation du Congo belge. Elle se débrouille pour obtenir les autorisations nécessaires à leur départ, et trouve même une famille d'accueil à chaque pensionnaire.

« J’ai appris plus tard que l’administration coloniale était très réticente à octroyer les visas. Quand sœur Luthgardis a menacé de divulger les noms des parents à la presse, ils ont cédé. »

Les enfants sont donc conduits à l’aéroport de Bujumbura. Luc s’en souvient encore :

« C’est la première fois qu’on voyait des avions. C’était des avions de chasse en plus, mais nous on ne le savait pas. Déjà qu’on ne voyait que deux voitures par semaine. »

Juste le temps de faire un dernier coucou à son père, et il embarque dans l’avion avec pour seul bagage une malette contenant une orange et un pyjama. Quelques heures plus tard, atterrissage à l’aéroport militaire de Melsbroek, et premier contact avec la Belgique.

« Je venais d’Afrique, et je vois soudain plein de maisons, des taxis jaunes, des routes, des trams. Au Rwanda, ceux qui travaillaient sur les routes étaient des noirs et des repris de justice. Tout d’un coup, je vois des blancs qui travaillent en salopette. » 

Ce jour-là, Luc est séparé de son frère et de sa sœur, qu'il ne reverra que dix ans après...A son arrivée, il est placé sous la tutelle de Jacques et Georgette Lenoir. Il habite chez eux, avenue Emile Max à Bruxelles, avec leurs deux enfants : Etienne et Brigitte.

 

 

« Je n’ai pas eu de chance avec les pères. Le premier a fait la guerre 14-18, le second celle de 40-45. Mais je suis reconnaissant envers lui de m’avoir accueilli comme son fils. »

A 17 ans, Luc reçoit un courrier postal écrit en néerlandais. C’est son frère Henry qui lui demande d’être son témoin de mariage. Cela faisait 11 ans qu’il était sans nouvelles de lui. Comme certaines familles étaient plus aisées que d’autres, l’association qui avait placé les enfants voulait éviter qu’ils gardent contact entre eux, pour éviter de faire des jaloux.   
 

Retour au pays et rencontre imprévue

Pendant ces années, Luc suit une formation d’instituteur. En 1978, une opportunité s’offre à lui : devenir instituteur dans une école belge de Kigali. Il saute sur l’occasion et part pour le Rwanda. Là-bas, une surprise de taille l’attend :

« Je n’avais plus de nouvelles de maman depuis que j’avais quitté Savé. Un jour, en sortant des classes, je tombe sur trois Rwandais, dont une petite femme avec un turban coloré et les pieds nus. « C’est vous Monsieur Van Damme ? » demande l’un des hommes. À mon acquiescement, il me montre la petite dame et me dit : « J’aimerais vous présenter votre maman ». Après vingt ans d’absence, elle m’a longuement serré dans ses bras. Son fils était enfin revenu. »

Entre 1978 et 1987, Luc s’installe au Rwanda où il sera en contact permanent avec sa mère. C’est aussi à cette période qu’il rencontre sa femme, Claire, qu’il épousera en 1981. Elle lui donnera deux enfants : Nicolas et Aline.
 

Et l’identité dans tout ça ?

Cette rencontre avec Luc Van Damme ne m’a pas laissé indemne, sa bonne humeur étant contagieuse. Mais ce sourire cache-t-il une douleur ? Quand on lui pose la question, pour savoir s'il se sent plutôt européen ou africain, sa réponse est simple et directe.

« Je suis européen, je l'ai su en vivant au Rwanda. Au contact de ma mère et de sa famille, j'ai compris que nous n'avions pas la même mentalité. Il faut dire qu'au Rwanda, les métis vivaient vraiment en autarcie, séparés de la société africaine. D'ailleurs, je ne parle même pas la langue du pays, le kirwandais »  

Même si le fait d'être différent a pu lui causer des problèmes, il refuse toute victimisation. 

« Pour être accepté malgré ses différences, il faut se comporter de manière exemplaire : s'adapter, s'intégrer, s'impliquer. À la longue, les gens finiront toujours par vous accepter. »

De nombreuses personnes d’origine étrangère ou métissée témoignent de cette obligation d’ être exemplaire, de travailler deux fois plus pour être acceptés. Mais le chemin du vivre ensemble ne repose-t-il que sur leurs épaules ? Tout le monde doit s’impliquer.

Pour construire une Belgique qui reconnait son identité métissée, qui accueille tous ses enfants d’hier et d’aujourd’hui, peu importe leur couleur, on ne peut qu’espérer que la mémoire des enfants issus des colonies belges entre dans notre Histoire nationale.

Le témoignage de Luc est d’une importance capitale pour tous les jeunes, et surtout, comme le signale l’association des Métis de Belgique, "pour des jeunes métis désemparés ou stigmatisés à cause de leur différence apparente”. En effet, qui mieux qu’un homme ayant vécu dans sa chair un telle expérience pourrait être plus crédible ?

Aujourd'hui, Luc se dit fier d'être basané. D'abord parce que c'est vrai, et que s'accepter soi – même est la meilleure manière d'accepter l'autre. Ensuite parce que cela lui a appris à être ouvert et à ne pas enfermer les gens dans des cases. En bref, savoir aller au-delà des apparences.

De toutes façons, comme dit un proverbe africain : « L’ombre du zèbre n’a pas de rayures. »

Madame Mélanie Mukakigeri, photo fournie par Luc Van Damme. 

En mémoire de Mélanie Mukakigeri et de toutes les mamans africaines à qui on a arraché leur enfant.

  Pour en savoir plus :

Sur le sort des enfants métis, consulter le livre d'Assumani Budagwa : « Noirs-Blancs Metis – La Belgique et la ségrégation des Métis du Congo belge et Ruanda-Urundi (1908-1960) »