Culture

Karim : « Une image, c'est un instant. Pourtant, avec une série de photographies, on peut expliquer des luttes sociales qui perdurent… »

3 février 2014

© Anaïs Carton

Ouvrier dans un hôpital depuis une dizaine d'années, Karim Brikci-Nigassa s'inscrit dans la lutte contre les inégalités et l'injustice sociale, par le biais de la photographie. De la révolte des Chemises rouges en Thaïlande, au combat des sans-papiers afghans en Belgique, en passant par la marche des mineurs en Asturies, Karim rebondit sur de nombreux sujets sociaux et décortique chaque situation politique. En 2011, il fonde, avec d'autres passionnés de l'image, le Collectif Krasnyi. Un moyen pour lui de traiter l'information autrement et de relayer les luttes sociales…

 

Quelle place occupe la photographie dans ton parcours professionnel ?

 

J’ai toujours fait de la photographie à côté de mon travail d’ouvrier. J’ai suivi des cours de photographie numérique à l’Atelier Contraste pendant 2 ans, encadré par le professeur Frédéric Pauwels. Ensuite, j’ai entamé une formation longue en image, dispensée par l’école de promotion sociale Agnès Varda. Je termine bientôt et je vais obtenir un diplôme, un certificat d’Enseignement Secondaire Supérieur. Si de nos jours on n’en a pas forcément besoin, cela m’a personnellement apporté beaucoup en termes de formation. L’idée c’est de pouvoir consacrer de plus en plus de temps à la photographie, à côté de mon boulot d’ouvrier. Cela afin de pouvoir faire des reportages sur le long terme et dépeindre des situations avec des analyses plus profondes.

 

Comment s’est formé le collectif  Krasnyi?

 

A l’origine, un collègue de boulot et moi travaillions tous les deux la photographie, avec une même approche de celle-ci comme « engagée ». On a voulu réunir notre intérêt artistique et politique commun. On a lancé le collectif. C’était l’occasion de s’allier, dans le but de dépeindre l’actualité sociale. Ainsi, parti d’un regroupement spontané et d’un blog plutôt sommaire, on est maintenant au nombre de 6, avec un site internet aussi exhaustif que le temps nous le permet. Le but, c’est de couvrir des évènements ponctuels en Belgique, mais aussi de partir plus loin en reportages collectifs : en Espagne par exemple, rencontrer le mouvement des indignés ; en Asturies, qui est en train de devenir un désert social; en France, lors de la fermeture du site de Florange. Le fil conducteur, c’est donc de relayer les luttes sociales en Belgique et ailleurs.

 

Quel regard posez-vous sur les médias traditionnels ?

 

Il y a 15-20 ans, il existait encore du vrai reportage photographique. Des reporters parcouraient le monde, les luttes, pour les relayer. Aujourd’hui, il ne reste que des banques d’images, des pigistes payés une misère par les agences, selon les besoins de la ligne éditoriale. Quant aux journaux, ils n’ont bien souvent plus qu’un seul photographe attitré pour couvrir tous les dossiers du journal.

Nous sommes partis du bilan que le photoreportage n’existe quasi plus, et que les médias traditionnels parlent peu de ce qui se passe dans la rue. Et quand ils en parlent, ils le font de leur point de vue, d’une manière soi-disant « neutre ». Nous, notre point de vue n’est pas neutre. La neutralité axiologique est un mensonge. N’importe quel sujet traité dans la presse l’est d’un point de vue choisi, et bien souvent d’une manière plus complaisante pour le gouvernement et les grands patrons, discréditant les sans-papiers, les travailleurs en grève. D’ailleurs, lorsqu’il y a une grève, les médias ne se posent généralement pas la question du pourquoi, du contenu de la revendication. Or, personne ne fait grève par plaisir, personne ne perd une journée de paie pour rien.

Nous voulons traiter l’information autrement et rendre disponibles nos photoreportages pour tous les mouvements sociaux, pour les associations, les médias alternatifs, les syndicats ou les partis de gauche.

 

Quel bilan dresses-tu, en tant que photographe, sur la liberté d’expression ?

 

Une image a toujours une signification, dont seul le photographe peut répondre. Y juxtaposer une légende sans l’aval du photographe revient à détourner l’information première. Et j’ai été témoin de ce détournement d’idée, notamment lors de la grève des mineurs en Asturies. C’est un exemple parmi tant d’autres d’un tableau qui se généralise malheureusement : de nos jours, les idées sont bien souvent mises en péril. De plus en plus, les photographes indépendants ont des soucis avec la police lors des manifestations. On nous interdit de prendre des images, on réquisitionne nos appareils en fin de manifestation. Récemment un photographe indépendant s’est fait prendre son matériel lorsqu’il couvrait l’expulsion du Gesu Squat à Schaerbeek.

Il y a une soi-disant liberté d’expression en Belgique, mais qui est somme toute relative. On peut mesurer cela à l’aune du dispositif des sanctions administratives communales. Désormais, on peut se faire arrêter dans les manifestations et se voir infliger une, sanction administrative de 275 euros, sans possibilité de saisir un recours juridique. D’une certaine manière, militer de nos jours nécessite d’avoir de l’argent de côté pour pouvoir payer les amendes. Encore, si avant de manifester, il nous faut demander l’autorisation du bourgmestre -qui peut refuser-, sommes-nous toujours dans la liberté d’expression ?

Finalement, ce dispositif participe d’une hypocrisie générale. Hypocrisie exacerbée par exemple dans le dossier des sans-papiers afghans. On veut renvoyer les sans-papiers afghans dans un pays en guerre alors que la Belgique a participé à la guerre qui s’est déroulée en  Afghanistan…

 

Lors d’une interview sur France 2, à la question « le cinéma peut-il changer le monde ? », Costa-Gavras, réalisateur gréco-français répondait: « Le cinéma a changé le monde, parce que le monde s’y est vu ».  Peut-on transposer cela à la photographie selon toi ?

 

J’aime beaucoup Gavras, mais non, je ne pense pas que l’image en elle-même puisse changer le monde. Elle n’a pas ce pouvoir là. Pour changer le cours de l’histoire, il faut quelque chose de plus profond, il faut que les gens s’impliquent. Mais une image permet, dans les moments les plus durs -dont on ne parle pas ou peu-, de passer un message, d’amener une réflexion, une conscientisation.

Finalement, si la photographie ne peut pas changer le monde, elle reste néanmoins un outil primordial pour véhiculer des idées et mettre un visage « humain » sur les crises sociales qui traversent nos sociétés.

 

Anaïs Carton


Pour en savoir plus :

http://www.collectif-krasnyi.be

https://450afghans.owlswatch.net

http://www.6mois.fr